Ceux d'entre vous qui ont vu Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the media se souviendront peut-être de cette scène où Chomsky se tient avec deux rouleaux de papier, chacun étant une compilation des articles du New York Times concernant l'invasion du Timor-oriental pour l'un et la domination des Khmers rouges sur le Cambodge pour l'autre. Deux évènements ayant chacun causé la disparition d'au moins 20% de la population locale. En dévidant ces rouleaux, celui concernant le Timor s'arrête rapidement, tandis que celui sur le Cambodge se déroule et se déroule, jusqu'à atteindre une longueur comparativement impressionnante.
L'une des conclusions de Chomsky (que je schématise) est que le traitement de l'information n'est pas tant lié à son importance qu'à l'intérêt qu'elle constitue pour la politique interne du pays: le Cambodge faisait partie de la zone d'action américaine lors du conflit vietnamien, tandis que le Timor restait confiné aux marges de la planète. D'où l'intérêt prononcé pour ce qui se passait en Indochine plutôt qu'aux confins de l'Indonésie. 17 ans plus tard, le même phénomène d'inégalité de traitement est visible sur Wikipédia.
On a récemment eu un très bel exemple de cet état de fait avec l'article sur Neda Agha-Soltan. Visité par un peu plus de 4000 personnes sur la Wikipédia francophone dans les deux premiers jours de son existence, il relate le décès d'une jeune iranienne lors des récentes manifestations consécutives aux élections présidentielles iraniennes. Diffusé sur YouTube, cet assassinat a fait le tour du monde et tout le monde s'est ému du sort de cette pauvre jeune femme. Sauf que, si tant est qu'une semaine de recul permette d'en juger, il s'agit là d'un épiphénomène: le mouvement s'est essouflé assez rapidement après ce tragique incident, et en plus Michael Jackson est mort. L'égérie de la révolution a vécu, si l'on peut dire.
Voyons maintenant le cas de Rodrigo Rosenberg Marzano, avocat guatémaltèque décédé le 10 mai dernier. Celui-ci n'a pas d'article dédié sur Wikipédia en français, ni dans beaucoup d'autres éditions (seulement 4 occurences: :en, :es, :da et :pt, alors que pour Neda on est à 20). Et pourtant, Monsieur Rosenberg a lui aussi sa vidéo sur YouTube. Celle-ci n'est d'ailleurs pas consécutive à quelque émeute mais la cause de manifestations où plusieurs centaines de milliers de citoyens sont descendus dans les rues. La raison? Enregistrée quelques jours avant sa mort, Rosenberg y indique "Si vous regardez cette vidéo, c'est parce que j'ai été assassiné par le Président Alvaro Colon" (et d'expliquer pourquoi). Pas le genre de choses qu'on voit souvent, et pourtant silence radio en Europe.
De manière similaire, le renversement du Président hondurien dimanche matin n'aura attiré que 118 visiteurs pour sa première journée, 800 chez les anglophones; à mettre en perspective avec les 2500 et 24500 visiteurs au premier jour pour Neda Agha-Soltan, encore une fois.
Alors quoi? On voit ici selon moi les limites wikipédiennes: ce ne sont pas les évènements importants qui sont forcément rapportés, mais bel et bien ceux qui touchent l'imaginaire et les intérêts collectifs. L'Iran est une puissance quasi-nucléaire, incontournable sur la scène proche- et moyen-orientale. Ce qui se passe là-bas a, au moins indirectement, des répercussions ici. Le Honduras et le Guatemala, par contraste, ne sont que deux confettis centraméricains que bien des gens auraient du mal à placer sur une carte. On ne m'ôtera pourtant pas de l'idée que l'importance des évènements relatés ci-dessus est autrement plus significative pour le devenir de ces deux pays qu'un décès aléatoire en marge d'une manifestation.
Ce projet qui se veut encyclopédie se conduit donc en fin de compte comme un média; en ce sens Google fait bien de l'intégrer dans son aggrégateur de nouvelles. En privilégiant la rapidité de réaction, on fait pourtant le sacrifice de l'analyse et du tri; les contributeurs (et donc la puissance d'écriture qui fait la force de Wikipédia) sont naturellement dirigés vers l'épiphénomène très médiatique plutôt que vers la réelle valeur ajoutée: Wikipédia, rappelons-nous, doit pourtant beaucoup de sa gloire au fait qu'on y trouve souvent ce qui n'est pas disponible ailleurs.
12 commentaires:
"[...] tandis que le Timor restait confiné aux marges de la planète" : je sais que tu schématises mais là tu réduis la portée de la critique de Chomsky & Herman : c'est aussi et surtout parce que l'Occident était co-responsable des crimes commis au Timor que sa presse mainstream n'en disait rien.
Je ne suis pas convaincu que ce phénomène soit aussi lié avec le problème du recul sur l'actualité que ça. Attendre trois semaines ou dix ans ne va pas créer d'article sur la politique guatémaltèque. À l'inverse, près de vingt ans après, tout ce qui tourne autour de la junte chilienne attire le même type de contributions (anormalement nombreuses par rapport à d'autres pays ou régions du monde, plutôt superficielles, souvent politisées, etc.) De toutes façons, même la production savante a ses modes et ses biais.
In fine, ce qui se retrouve sur Wikipédia dépend surtout de la démographie des contributeurs. Moyogo avait réuni quelques statistiques à ce sujet. C'est assez révélateur et probablement inévitable mais ce n'est pas déterminant pour la « valeur ajoutée » du projet. La croissance de Wikipédia a toujours été anarchique et le site couvre depuis très longtemps certains domaines (taxonomie, technique, culture populaire, même la géographie…) avec un niveau de détails qui dépasse largement ce qu'on trouve ailleurs. Pour le lecteur, les contours du projet sont pour ainsi dire invisibles, ce qui compte c'est chaque article ou chaque domaine pris individuellement. C'est à niveau là que se fait le tri.
@DC: Oui, c'est pour ça que j'ai dit "l'une des conclusions de Chomsky". Je ne suis pas trop d'accord avec sa théorie du complot militaro-pétrolier occidental - beaucoup trop compliquée pour être réaliste.
@GL: en fait je pense que c'est une question de spécialisation: quand WP débute, la proportion de "spécialistes" (au sens large, des gens très bien informés sur un sujet donné sont en ce sens spécialistes) est forte, et on a du coup plein d'articles sur plein de sujets parfois pourtant pointus.
Avec la gloire et l'arrivée de contributeurs du grand public, on a une nouvelle démographie de gens qui ne savent peut-être pas grand-chose de particulier, mais sont capables et ont envie de participer: ne leur reste alors que la recopie des nouvelles de la presse grand public.
Ah ben tiens Vidberg aussi a fait un post sur la hiérarchisation de l'information aujourd'hui.
"Je ne suis pas trop d'accord avec sa théorie du complot militaro-pétrolier occidental - beaucoup trop compliquée pour être réaliste." : de quelle théorie parles-tu ?
Le souvenir que j'en ai, c'est que le soutien tacite apporté au gvt indonésien était en grande partie lié au pétrole localisé dans la mer du Timor.
Mais j'ai vu le film il y a longtemps et je me demande si je ne confonds pas avec un truc plus récent.
Simple trafic d'arme en fait.
http://www.chomsky.info/articles/199910--02.htm (en anglais, mais je sais que ça ne te fait pas peur)
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/10/CHOMSKY/12527 (en français)
Les américains (entre autres) sont aussi un peu responsables de ce qui s'est passé au Cambodge : sans la guerre du Vietnam qui a un peu débordé les khmers rouges auraient sûrement eu moins de soutien, même si d'autres trucs ont joué.
En parlant du Cambodge, est-ce que les médias européens (que je ne lis quasiment plus) ont parlé de la condamnation du journaliste Hang Chakra (un an de prison ferme pour avoir dit que deux ministres ne s'entendaient pas) et de la future condamnation de la députée Mu Sochua pour avoir osé porter plainte contre le PM ?
@Moyg: pas que je sache.
J'aurais envie de dire "rien de nouveau sous le soleil" en lisant ce billet mais enfin peut être que certains des lecteurs de ce blog ne sont pas au courant. J'ignorais que Chomsky (pas vraiment mon maitre à penser je dois dire) avait écrit sur le sujet mais bon il me semble que sans avoir besoin de s'embarquer dans des explications alambiquées, cela relève de l'évidence que, à horreur égale il existe des sujets plus sexy que d'autres et qui auront plus de succès médiatique que d'autres. Par exemple, j'ai toujours un oeil sur ce qui se passe en Nouvelle occidentale dominée par l'Indonésie depuis des décennies. Il s'y passe des choses assez horribles et personne n'en parle. Je veux bien que ce soit "la faute au grand capital" mais, dans ce cas, pourquoi la presse "non algnée" n'en parle pas? Moi je dirais surtout que c'est parce que c'est vachement loin, qu'il y a un climat super pourri, qu'on comprend que dalle à ce qui s'y passe, que ces gens ne parlent pas des langues qu'on comprend, qu'il n'y a pas d'enjeu clair. Bref que c'est un sujet merdique du point de vue médiatique, quelle que soit par ailleurs l'opinion politique qu'on puisse avoir.
J'ai oublié de signer le message ci-dessus.
Kimdime
"Moi je dirais surtout que c'est parce que c'est vachement loin, qu'il y a un climat super pourri, qu'on comprend que dalle à ce qui s'y passe, que ces gens ne parlent pas des langues qu'on comprend, qu'il n'y a pas d'enjeu clair." : pour un Américain moyen tous ces critères s'appliquent tout autant à la Pologne, l'Afghanistan, l'Iran ou l'Irak.
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